mardi 19 avril 2011

Extrait d'une nouvelle de François Mossmann, Saint-Pargoire, Montpellier


            Pour accéder au balcon du second étage, Claire, silhouette mince et souple, n’hésite pas à escalader la façade de l’immeuble en se maintenant aux tubulures extérieures, à ses risques et périls. Derrière elle, le roulement régulier des vagues et les rires rassurants de ses amis qui prennent un bain de minuit à une centaine de mètres à peine accompagnent ce qu’elle ressent déjà comme un exploit.  
            Arrivée devant la baie vitrée restée entrouverte, elle écarte prudemment le rideau jaune pâle qui pend accroché à des pinces en forme de soleils noirs.
            Elle connaît bien cet appartement de Frontignan-Plage. Ses parents l'ont prêté deux semaines à des amis pendant leur séjour à Paris. Elle a préféré rester aux Aresquiers chez sa tante.
            La pièce unique est plongée dans une demi-obscurité qui laisse entrevoir, grâce à la lueur orangée de l'éclairage extérieur, les meubles tout simples en bois blanc, les étagères remplies et les cadres aux murs. Dans ce décor familier, seules la table et les chaises ont été déplacées.
            La jeune fille sent bien, tandis qu'elle avance sur la pointe des pieds, qu'elle n'a rien à faire ici, mais il lui paraît indispensable de récupérer ce dont elle a absolument besoin.
            Alors qu'elle contourne la cloison qui partage l'espace et qui mène à la salle d'eau, elle aperçoit, juste en face du minuscule coin dévolu à la cuisine, brillant dans la pénombre, le témoin de la cafetière électrique. Tout le monde sait, dans la famille, que celle-ci ne s'arrête pas seule et qu'il faut toujours penser à l'éteindre après usage. Comme un réflexe, elle appuie sur le bouton.
            Au même instant, elle perçoit un léger bruit dans l'autre partie de la pièce. D'abord une voix d'homme :
            – Qu'est-ce qu'il y a ?
            – Rien... Je n'arrive pas à dormir. Je vais lire un peu.
            – Tu devrais prendre des somnifères comme moi.
            Jusque-là, Claire était persuadée que les occupants de l'appartement étaient à Sète pour assister aux joutes et qu'ils ne rentreraient que très tard après la grande fête sur la place centrale !
            Elle reste figée entre l'évier et les étagères à provisions. Impossible de bouger. Elle devine, tellement près, les pages qu'on feuillète, les jambes qui, par intervalles, changent de place sous le drap. Quand la femme qui lit étendue ressentirait-elle enfin les premiers picotements aux yeux et combien de temps faudrait-il pour qu'elle s'endorme enfin ? Son mari, lui, s'est mis à ronfler comme un bienheureux.
            Soudain, Claire reconnaît parfaitement le son mat des pieds qui se posent ensemble sur le carrelage, puis les pas nus qui effleurent doucement le sol.
            Elle voit l'ombre de la femme se déplacer sur le mur et sur la porte d'entrée, juste à côté d'elle. Claire reconnaît sans peine le claquement léger des doigts sur le clavier d'un téléphone mobile. Et, d'une voix murmurée :
            « C'est moi... Il dort... On peut se voir ?... Oui, maintenant... On se retrouve sur la plage ? »
            Claire retient son souffle, attentive à chaque bruissement, observant la silhouette qui se meut maintenant sur le carrelage blanc. Elle imagine une seconde qu'elle-même est à l'affût et que sa proie, c’est l'autre.
            L'autre retourne vers la terrasse. Claire en profite pour se réfugier, seul endroit qui lui paraît possible, dans la salle de bains ; elle enjambe la marche et se retrouve dans la douche, pour la première fois de sa vie avec des chaussures aux pieds. Elle tire avec précaution le rideau qui, comme toujours, coulisse mal.
            Quelques secondes plus tard, la lumière s'allume au-dessus du lavabo. Par le seul minuscule espace laissé entre la cloison et la toile écrue, Claire observe, de dos, une femme d'une quarantaine d'années qui se maquille les yeux, tendant vers son propre reflet un visage légèrement incliné en arrière, les cils acceptant à tour de rôle d'être soulevés, brossés, noircis, tandis que le regard se fait d'abord critique puis rassuré.
            Cette phase de préparation laisse augurer qu'elle ne prendra pas de douche. Pourtant, lorsque Claire voit que l'occupante des lieux se dévêt entièrement, elle a l'immédiate sensation d'être prise au piège. Par bonheur pour elle, l'autre, après avoir enfilé prestement une petite robe noire, rectifie avec des gestes amples sa chevelure aux superbes reflets roux, couleur faussement naturelle, mais tellement prometteuse, qu'on voit communément sur les emballages des cosmétiques destinés à faire croire que celle qui cherche à masquer quelques cheveux blancs envahissants, dure réalité hélas récurrente !, va ressembler, au moins pour un temps, à la sublime créature qui pose sans teinture sur le carton glacé de la boîte.
            Enfin, la lumière s'éteint, plongeant Claire dans l'obscurité. La porte principale s'ouvre et se referme presque aussitôt.
            La jeune femme quitte sa cachette. Alors qu'elle s'apprête à franchir la porte de la salle d'eau, l'homme, qui ne semble pas si endormi que cela, dit d’une voix distincte :
            « Chérie, c'est moi... Ma femme vient de sortir... Oui, moi aussi... Je te rejoins au même endroit que d'habitude... J'arrive ! »
            Claire, abasourdie, retourne dans sa douche, en souhaitant qu'à défaut de se maquiller les yeux, le mari s'épargnera une toilette trop approfondie.

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