mardi 19 avril 2011

Premières pages du roman "Nahslima", François Mossmann, Editions Le Manuscrit, Paris


         Assoram passe derrière moi en me bousculant sans ménagement, plaque brutalement sa main sur mon front, tire violemment ma tête en arrière. Comme un éclair une lame brille devant mes yeux. Je me sens fondre, descendre doucement, tomber sur les genoux, être inondée de sang. Je n'ai mal nulle part.
Autour de moi, je perçois qu'on hurle des insultes. Le son me parvient déformé, ouaté. J'aperçois ma mère qui se tient debout en silence et qui me regarde, hébétée.
La tête me tourne. Le ciel pivote, la terre le rejoint. Mon corps bascule en avant, je suis incapable de le retenir. Je tombe lourdement sur le sol. Je suis étendue sur le ventre, le visage en partie enfoui dans le sable. J'ai peur de mourir.
Quelqu'un tourne légèrement et avec beaucoup de tendresse ma tête, effleure mes lèvres en tremblant.
Mes yeux sont restés entrouverts ; je reconnais  Nohmis, mon ami d'enfance, tout proche, inondé de poussière et de larmes.
Je suis fatiguée. Je vais dormir.
Simon...




Un peu plus loin, le couteau toujours à la main, la main qui tremble au bout du bras, Assoram reste là, immobile, devant ce corps qui se vide de son sang. Il y a encore quelques minutes, il exprimait la colère, la haine, parfaitement. Devant la foule, face à ses proches, il avait été un instant égal à ce qu'on attendait de lui : un homme trompé qui punit l'épouse promise conformément au pouvoir que lui donnait la coutume, la loi.
Sauf qu'il avait anticipé le jet de pierres, laissant les autres un instant décontenancés, sans doute frustrés de n'avoir pas pu participer à ce massacre collectif programmé, chacun avec son caillou à la main.
Ce geste irrémédiable, Assoram l'avait improvisé au tout dernier moment. Cette silhouette fragile, ces yeux brillants qui le fixaient sans ciller. Pas de provocation. Simplement l'acceptation sans résignation. Et pourtant forcément la peur.
Il avait bondi en hurlant, extrayant l'arme des plis de l'étoffe. Surtout ne pas réfléchir. Elle n'avait pas bougé. Impossible de revenir en arrière.
Il réalise qu'il va la perdre une seconde fois, une dernière fois.
Au même instant, à quelques pas, la mère de Nahslima, comme pétrifiée, parle seule, semble prier : « Ma fille, ma douce petite Nahslima, je n'ai rien fait, je n'ai rien tenté pour t'épargner cela, je n'ai pas osé me jeter entre toi et les autres pour te protéger. J'ai été lâche. J'ai assisté sans m'interposer ! »
Ce sang qui coule, c'est le sien. Elle ne parvient même pas à hurler. Nahslima est là devant elle, comme blottie dans ce sable qui l'a vue naître. Elle aperçoit la main droite de sa fille qui tremble doucement.
« Nahslima, ma douce petite Nahslima... »
Ses jambes soudain ne soutiennent plus ce corps miné par la douleur et l'émotion trop forte. Un genou au sol, puis les deux, tassée sur elle-même, enveloppée dans ces étoffes qui flottent au vent, elle s'effondre, se recroqueville, s'abandonne, renonce. Le visage disparaît dans ses mains. Elle peut enfin pleurer. 
Elle avait su, quand Nahslima avait quitté le pays pour faire des études, que cela se terminerait mal ! Elle avait pressenti, après le mari que son père lui avait choisi ici, qu'il n'aurait pas fallu qu'elle retourne là-bas.
« Je t'ai toujours soutenue, Nahslima, tu le sais bien !... mais plus lorsque tu m'as parlé de cet étranger ! »


Nohmis est toujours à genoux dans le sable. Son regard fixe l'empreinte laissée par le corps de Nahslima. Il est seul avec ce qui reste de la jeune femme. Sa main se pose sur le dessin des plis de sa robe. Son ombre est couchée sur elle. Son parfum monte, presque imperceptible, jusqu'à lui. Comment garder d'elle autre chose que ces traces qui disparaîtraient au premier coup de vent ?
Elles avaient emporté son corps, délicatement. Il voyait encore ce groupe de femmes et Nahslima entre leurs bras. Sa main droite, avec au majeur un fin anneau d'or, dépassait des étoffes et se balançait doucement. Il l'avait suivie du regard jusqu'au bout du chemin.


Quand ils étaient enfants, il aimait l'observer. Elle avait une façon de bouger, de rire. Déjà. Il se rappelait les fêtes où elle ne se faisait pas trop prier pour danser devant la famille et les amis qui formaient alors autour d'elle un cercle bruyant. On tapait des mains en cadence, on l'encourageait en riant trop fort à onduler d'une manière presque provocante au rythme des violons, des clarinettes, des percussions. Chaque fois, et de plus en plus avec les années qui passaient, Nohmis la regardait, à la fois fasciné, troublé et gêné. 
Et puis, il y avait  eu ce jour, cet instant, où Nahslima avait plongé ses yeux dans les siens, d'une manière inhabituelle. Une fraction de seconde, avec une intensité qu'il ne lui connaissait pas. Ils étaient adolescents. Ils revenaient d'une cérémonie précédant l'enterrement d'un voisin, ami de leurs parents. Pour la première fois, il avait pris sa main. C'était à la sortie du village, sous prétexte de l'empêcher de trébucher sur des morceaux de poutres qui avaient été abandonnés sur le chemin, à demi ensevelis par le sable. Ils avaient marché un long instant, sans se lâcher, tout près l'un de l'autre, au point parfois de s'effleurer. Elle s'était arrêtée soudain, avait tourné son visage vers lui. Il s'était senti à la fois comme transpercé et submergé, envahi.
Le lendemain, le jeune homme avait guetté le moment où elle sortirait de chez elle. Il l'avait suivie du regard alors qu'elle traversait la place, au loin. Comme un pari, il s'était répété : « Si tu m'aimes, tu vas tourner la tête pour essayer de m'apercevoir ! » Elle avait, comme si Nohmis exerçait désormais sur elle une influence nouvelle, jeté un coup d'œil dans sa direction.
Il lui était arrivé plusieurs fois, lorsque la nuit commençait à tomber, de profiter de l'obscurité pour se faufiler derrière la maison qu'habitait Nahslima et de chercher à l'apercevoir à l'intérieur. Il n'avait pas oublié, tandis que les minutes passaient, la fraîcheur du soir qui tombait sur ses épaules, les jambes qui s'engourdissaient, l'odeur des arbustes qui avaient été chauffés toute la journée, leurs piquants aussi. La silhouette de la jeune fille apparaissait, disparaissait, laissant parfois entrevoir une partie de son corps, dénudé. L'excitation de ces instants volés l'avait incité à revenir de plus en plus souvent. 
Une fois, en plein jour, Nohmis était même entré par une porte grillagée laissée entrouverte ; tandis qu'il entendait parler dans la pièce donnant sur la terrasse, il avait monté l'escalier en retenant son souffle. Arrivé dans la chambre de la jeune fille, précautionneusement il s'était dirigé vers l'armoire, le cœur battant l'avait ouverte. Il était resté un court instant pétrifié par l'alignement de lingerie intime à portée de son regard. Il avait osé prendre un soutien-gorge blanc entre ses mains, l'observant tendrement, le portant à ses narines, imaginant les seins de Nahslima le remplissant.
Nohmis était amoureux, mais ne savait pas encore aimer. Par timidité, il avait laissé bêtement passer trop de temps sans oser imaginer sérieusement qu'une fille aussi jolie qu'elle pouvait lui trouver quelque chose de particulier. Nahslima avait grandi plus vite que lui, s'intéressant désormais à des hommes presque adultes. Lui, resté un grand enfant, avait pour elle une passion folle. Avec les années qui passaient, il sentait que Nahslima l'aimait toujours, mais simplement comme un ami, même s'il savait qu'il était pour elle son meilleur ami. Il en souffrait en silence, faisant semblant de se contenter des moments qu'elle lui accordait, parfois si proche de lui qu'il s'enivrait de son parfum lorsque son corps le frôlait.
Un jour, elle lui avait parlé de Simon, un instituteur français qu'elle avait rencontré à Montpellier. 






Le téléphone sonne. Simon est en train de se raser. Il attend chaque jour un coup de fil de l'ambassade. Il n'a plus de nouvelles de Nahslima depuis deux semaines.
Il entend, comme dans un bourdonnement qui envahit son cerveau, les derniers mots prononcés par le secrétaire de l'ambassade : « Je suis vraiment désolé ».
Simon reste là, effondré, le combiné à ses pieds. Forcément, quelque chose va éclater en lui, dans la tête, dans le cœur. Impossible de survivre à...
« Nahslima...  Nahslima ! »
Son regard est bloqué sur la trotteuse de son chronomètre qu'il fixe, emprisonnée dans un cercle où tout est flou comme le temps qui passe en ce moment.
Nahslima... Il ne pense qu'à elle et pourtant il n'arrive même pas à voir son visage au milieu de tout ce désordre dans sa tête.
Simon murmure : « Plus jamais avec toi ! Cette fois, je ne m'en sortirai pas. Je ne peux pas vivre sans toi ! »
Après le coup de téléphone de l'ambassade, il reste longtemps inerte. Prostré près du combiné, à même le sol, appuyé contre l'accoudoir du divan. La nuit est tombée.
Et puis, on sonne à la porte. Il fait jour. Simon se lève péniblement. Une lettre pour lui. L'écriture de Nahslima:

« Ce qui m'arrive avec toi ne m'est pas arrivé souvent,
Et même jamais depuis longtemps.
C'est à la fois exaltant et tragique, incontrôlable.
Accepter cela sans rien rompre, sans rien briser.
Aucun espoir mais la vie, savoir que tu es là.
Aucune illusion mais ta présence, même simplement ta voix.
Le présent sans futur, rien que cela. »

Simon lit et relit ce message comme un poème douloureux qu'il faut graver lentement dans son cœur. Nahslima lui apparaît, Nahslima lui parle, répète ces mots avec lui, mêle sa voix à la sienne, il voit des larmes couler sur ses joues, il sent des larmes couler sur les siennes.
L'enveloppe, par terre, près de la porte. La lettre a été postée dès le retour de la jeune femme dans son pays.
« Nahslima, pourquoi es-tu repartie sans me prévenir ? »




Simon avait vu pour la première fois Nahslima lors d'un concert au Corum. Elle était venue écouter le « Dominus Regnavit » de Mondonville ; son amie, Marie, qu'elle connaissait pratiquement depuis son arrivée à Montpellier, jouait de la flûte traversière dans l'orchestre qui accompagnait l'ensemble vocal dans lequel chantait, en qualité de ténor, Simon. Il l'avait aperçue dans les coulisses, juste avant que les musiciens et les choristes montent sur scène.
Il avait d'abord été frappé par leur ressemblance. Elles étaient toutes les deux très brunes, même visage fin, même silhouette, mêmes cheveux longs et légèrement bouclés. Nahslima avait simplement la peau plus sombre, les yeux plus foncés, presque noirs. Mais autant Marie paraissait gaie, bavarde, prompte à rire avec ses collègues de l'orchestre, et plus particulièrement avec les hommes qui recherchaient manifestement sa compagnie, autant Nahslima était réservée bien que souriante et attentive à celles et ceux qui gravitaient autour de sa nouvelle amie.
Simon, un peu en retrait, les observait toutes les deux. Son manège n'avait pas échappé à Marie. Nahslima l'avait également remarqué.
Parce que la prestation de Marie était de courte durée et que celle-ci n'avait pas à jouer dans le « Requiem » de Mozart qui suivait après une très courte pose le Mondonville, Nahslima était restée dans les coulisses pendant l'exécution de la première œuvre. Ensuite, Marie avait quitté la scène. Simon l'avait suivie des yeux jusqu'à ce qu'elle eût disparu derrière le panneau où se trouvait Nahslima.


Simon devait à Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville d'avoir revu Nahslima peu de temps après. L'orchestre et les choristes s'étaient retrouvés à Lodève et elle avait à nouveau accompagné Marie.
Le concert avait lieu dans la Cathédrale Saint Fulcran. Celle-ci était remplie d'un public qui était à la fois convaincu par la magnificence des œuvres qui allaient être interprétées et par la réputation d'excellence du Chef qui dirigerait les musiciens et les quelque cent cinquante choristes. Il souhaitait également, par sa présence, apporter son aide financière à l'association organisatrice qui militait pour la restauration et l'entretien des orgues qui trônaient sous la rosace.
Cette fois, Marie, après qu'elle aurait exécuté le passage de la « Tempeste » du « Dominus Regnavit », avait décidé de rester avec Nahslima pour écouter le « Requiem » de Mozart.
Pendant les passages chantés uniquement par les solistes, Simon avait observé les deux jeunes femmes debout près d'une série de balustres, devant la chaire, suffisamment proches de lui pour que leurs regards se croisent et se rencontrent. Toutes les deux habillées en noir, peau ensoleillée et cheveux défaits. Marie, un peu indisciplinée, s'était penchée plusieurs fois vers son amie, lui disant chaque fois quelque chose en riant ; Nahslima s'était contenté de sourire, détournant le regard.
Après le concert, elles avaient quitté leur emplacement et Simon, encore sur la scène pour aider à plier et à ranger les pupitres, les avaient aperçues une dernière fois au fond de l'église.


La semaine suivante, Simon avait profité du mercredi après-midi qu'il avait de libre pour se rendre à l'Annexe du Conservatoire National de Région, rue de Candolle. Il avait espéré qu'avec un peu de chance il y rencontrerait Marie. Son voisin choriste lui avait dit qu'elle y donnait des cours. Il avait franchi après quelques marches l'entrée du vénérable bâtiment et s'était mis en quête de scruter les listes qui affichaient les noms des professeurs et des élèves. Il y avait bien là une Marie qui enseignait la flûte mais sans plus de précisions.
Simon avait donc décidé de s'en remettre au destin et avait grimpé lentement le grand escalier qui menait en tournant au premier étage, croisant des jeunes qui descendaient avec leurs violons. Arrivé presque au premier palier, une voix féminine, très chantante, l'avait interpellé du rez-de-chaussée. Il s'était penché au-dessus du vide : c'était Marie. Elle se trouvait derrière lui et l'avait vu hésiter avant d'entrer dans le conservatoire. Très naturellement elle l'avait embrassé trois fois comme s'ils s'étaient connus depuis toujours.
« Vous prenez des cours ici ? » avait-elle demandé avec un petit sourire, en ajustant ses lunettes de soleil sur le dessus de la tête.
Pendant le court instant de silence qui avait suivi, il avait pu voir pour la première fois son visage, d'aussi près. Il se souvenait très bien des mots échangés :
– J'ai beaucoup aimé votre manière d'interpréter...
– Vous plaisantez ? Le passage dure deux minutes et je répète X fois pratiquement la même note.
– Ben... Oui, mais, quand même...
– C'est un peu frustrant de jouer si peu de temps.
Simon avait été tenté de lui dire que, quand il était avec ses collègues ténors, surplombant un peu l'orchestre, il aimait la regarder, trouvant dans ses gestes de flûtiste, même de dos, une grâce infinie et qu'il regrettait effectivement que sa prestation fût aussi courte. Il avait bredouillé, avec un air faussement naturel qui n'avait pas dû échapper à Marie :
– La jeune femme qui était avec vous aux deux derniers concerts...
– Nahslima ? Elle est partie chez elle hier matin. Loin.  C'est une vraie fille du Sud, une fille du désert. Mais, elle devrait revenir dans deux semaines.
– Elle devrait revenir ?
– Là-bas, chez elle, une fille qui part seule en France... Enfin, pour l'instant, elle est toujours revenue.
– Vous vous connaissez depuis longtemps ?
– Ecoutez, je suis désolée, j'ai un cours dans cinq minutes. Vous êtes libre dans une heure ?
– Je vous retrouve devant le conservatoire ?
– Ou sur la terrasse du café, là, à gauche ?
– A tout à l'heure !
Marie était en effet ressortie une heure plus tard du conservatoire, mais elle n'était pas seule. Ils s'étaient installés tous les trois à la terrasse. La présence de ce joueur de hautbois aux cheveux en broussaille avait définitivement compromis cette première rencontre avec Marie.

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