mardi 19 avril 2011

Un extrait de "Nous nous reverrons, n'est-ce pas ?", François Mossmann, Editions Le Manuscrit, Paris


          Nahslima était descendue du tram à l'arrêt Albert 1er. Il faisait déjà nuit. Après être passée devant la Maison des chœurs, elle avait remonté la rue Auguste-Broussonnet, personnage illustre à qui on devait entre autres le premier pied de ginkgo biloba importé en France et, après une vie mouvementée à la Société d'Agriculture, à l'Assemblée nationale, au Maroc, ayant obtenu en 1803 une chaire de botanique dans sa ville natale, le renouveau du Jardin des plantes de Montpellier.
          Sans se presser, elle avait longé une partie des anciens bâtiments de l'Hôpital Saint-Charles, plongés dans une quasi-obscurité. Une architecture superbe envahie par les tags, la rouille et les mauvaises herbes ; la végétation commençait à envahir les lieux qui conservaient pourtant une élégance raffinée. On n'avait aucune peine à imaginer que bientôt une réfection sérieuse transformerait cet endroit.
          Vêtue de noir, les cheveux défaits, comme à l'accoutumée, la jeune femme marchait d'un pas régulier, laissant sur sa gauche  les colonnes de l'Institut de botanique, indifférente aux regards que lui jetaient en passant les automobilistes qui la croisaient.
          Nahslima avait traversé la rue Henri-Serre après avoir attendu que dans le flot des voitures un conducteur daigne la laisser enfin franchir le passage protégé.
          Un ensemble prestigieux d'immenses bâtiments rénovés, autrefois appartenant également à l'Hôpital Saint-Charles, s'élevaient majestueusement derrière une haute rangée de grilles acérées. Sur le mur qui longeait le trottoir, une plaque rappelait au piéton qui aurait la curiosité de lever la tête qu'Aimé Schoenig, un étudiant en médecine, avait été tué là, le 20 août 1944, pendant les combats de la libération de Montpellier, alors qu'il donnait des soins à un blessé.
          La jeune femme avait franchi le portail et, après avoir jeté un rapide coup d'oeil aux imposants bas-reliefs de Joachim Costa, s'était dirigée en traversant la cour en diagonale vers la cage d'escalier B, éclairée en contre-plongée par un faisceau de lumière bleue .
          Là, elle s'était arrêtée, attendant que quelqu'un tape le code.
          Elle n'avait pas eu à attendre longtemps. Un homme en costume sombre avait même eu la galanterie de la laisser passer en tenant la lourde porte de verre épais protégé par une décorative grille en métal sombre.
          Nahslima, pour donner l'illusion qu'elle connaissait les lieux, avait commencé à monter tranquillement les marches qui se trouvaient devant elle tandis que l'homme pénétrait d'un pas décidé dans le couloir de droite.
          Puis, elle était redescendue pour prendre l'ascenseur. Elle avait ensuite appuyé sur le bouton du dernier étage.
          Arrivée à destination, tandis qu'à sa sortie de l'ascenseur la lumière de l'immense cage d'escalier s'était allumée toute seule, elle avait sursauté en ne se reconnaissant pas immédiatement dans la grande glace qui se trouvait en face d'elle.
          Comment trouver l'appartement qu'il habitait ? Mêmes portes, aucun nom. Seuls les numéros inscrits en haut à droite et commençant tous par la lettre B auraient pu la renseigner. Mais, elle n'était même pas sûre de l'étage.
          L'autre jour, au Corum, dans le grand hall, juste avant l'ouverture des portes au public, il avait griffonné à la hâte un mot qu'il avait, après s'être dissimulé dans une encoignure, fait remettre à Nahslima. Il avait écrit qu'il fallait qu'il la rencontre, n'importe quel soir, en notant le lieu d'une manière précise.
          Il avait signé « Amilshan », du nom de la ville où la jeune femme avait été hospitalisée après le drame qu'elle avait vécu dans son pays natal.
          Intriguée, Nahslima avait décidé de se rendre le plus rapidement possible à l'adresse indiquée.
          Arrivée sur place, elle avait en vain fouillé ses poches, le mot d' »Amilshan » ayant dû rester dans une autre veste.
          Elle était en train de s'en vouloir d'être venue ici pour rien, tournant inutilement dans ce lieu trop vaste qui l'impressionnait, lorsque, soudain, venant d'un appartement situé sur la gauche, elle avait entendu un air qu'elle connaissait bien, parce que Marie le travaillait en ce moment, le solo de la soprano du « Requiem allemand » de Brahms.
          Nahslima s'était approchée en retenant son souffle. À sa grande surprise, elle avait aperçu un minuscule morceau de papier scotché à la porte, sur lequel était inscrit « Amilshan ».
          Elle avait attendu à peine quelques secondes, après avoir appuyé sur la sonnette, pour se trouver face à un homme grand, brun, aux yeux très sombres, s'effaçant pour la prier d'entrer.
          Une pièce vaste plongée dans une quasi-obscurité, quelques bougies sur des meubles stricts et d'autres près des baies vitrées, un parfum doux enveloppant la voix de la soprano accompagnée maintenant des choeurs.
          Ils s'étaient tous les deux assis à même le sol sur des tapis que Nahslima avaient tout de suite reconnus comme venant de son pays natal. Sans un mot, il la fixait tout en versant du thé dans trois petits verres colorés.
          Elle le regardait faire, observant tour à tour son visage, ses yeux, son léger sourire. À la fois raffinés et élégants, ces gestes étaient précis, ses mains projetaient des ombres légères sur la vapeur du thé brûlant. Ces moments étaient presque solennels.
          « Nous nous connaissons ? » avait demandé Nahslima.
          – Je ne pense pas.
          – Mais... Vous venez d'Amilshan ?
          – Nahslima, je te connais depuis que tu es enfant.
          – Vous avez dû quitter le pays quand j'étais encore petite.
          – Oui, j'avais mes raisons...
          – Qui êtes-vous ?
          – Mon nom ne te dira rien. Mais, tutoie-moi, je te prie.
          – Qui êtes-vous ?
          Les avant-bras légèrement tendus, appuyés sur les genoux, les mains en avant, immobiles, pendant au-dessus du plateau, l'homme avait soutenu le regard insistant de la jeune femme.
          Et puis soudain, alors que les dernières notes de flûte...
          « Mais... Cette bague que vous portez... » s'était exclamé   Nahslima en se levant brusquement, « Cette bague appartient à mon père ! »
          – Je savais que vous la reconnaîtriez.
          – Ma mère l'a offerte à mon père lorsqu'il...
          – Lorsqu'il est sorti de... lorsqu'ils l'ont libéré.
          – Pourquoi la portez-vous ? Il ne peut pas vous l'avoir donnée !
          – Il m'a demandé de vous la remettre, avant...
          – Avant ? Il est...
          – Mais, non ! Simplement... Il a été arrêté... à nouveau.
          Nahslima avait alors revu ces longues journées, ces interminables nuits qui avaient ponctué son enfance. Sa mère résignée, ne répondant pas aux questions, ou alors à demi-mot.
          Son père à nouveau emprisonné, privé de liberté. Ce combat qu'il avait mené toute sa vie pour que son pays connaisse la démocratie, la justice, s'était chaque fois heurté à la trahison, la dénonciation.
          « Tenez, mettez-la tout de suite ». Nahslima, silencieuse, le geste et le temps arrêtés, le regard perdu sur ce bijou d'argent serti d'un minuscule lapis-lazuli qu'elle revoyait encore à l'annulaire de la main droite de son père. Cette façon particulière qu'il avait de se pencher sur le travail de sa fille assise à sa table, par-dessus ses épaules, effleurant sa tête, les bras l'encadrant, les poings de chaque côté du cahier. Elle avait lentement enfilé la bague à son majeur, juste à côté du fin anneau d'or que lui avait offert Simon.
          Et puis, cette question qu'elle avait posée : « Vous avez des nouvelles d'Assoram ? », associant inconsciemment le prénom du futur mari que sa famille avait voulu autrefois lui faire épouser à celui de son jeune ami français.
          Dans le fond de l'appartement, un léger bruit, comme un glissement.
          « Nahslima, je suis heureux de te revoir enfin.
          – Assoram ! »
          Il était sorti de la pièce et de l'obscurité d'une manière un peu théâtrale, au bon moment, éclairé petit à petit par la lueur des bougies au sol. Assoram et son immense silhouette élégante, Assoram et ses sourcils noirs sur des yeux très clairs.
          Nahslima s'était jetée spontanément dans ses bras largement ouverts.


          Nahslima n'avait pas revu Assoram depuis leur retour d'Amilshan. Bien qu'elle fût, à ce moment-là, dans un état qui ne lui avait pas permis de comprendre tout ce qui était en train de se dérouler autour d'elle, elle avait cependant réalisé qu'il avait été blessé pendant l'attaque de l'ambulance qui la transportait à l'aéroport pour être évacuée sur Montpellier.
          Plus tard, alors qu'elle reprenait des forces dans l'hôpital où elle avait été placée, elle avait appris par Simon qu'Assoram se rétablissait doucement dans une chambre à l'étage en dessous. Si près, à peine l'épaisseur d'un plancher. Et pourtant si éloigné dans le temps : après le coup de feu, son regard tourné vers elle, ses yeux clairs étonnés et suppliants, un court instant, juste assez pour exprimer la peur de ne plus se revoir.
          Nahslima ignorait qu'Assoram, plusieurs fois, avait quitté sa chambre, sans être vu par le personnel de l'hôpital. Chaque fois, il avait grimacé de douleur au milieu de l'escalier qui menait à l'étage supérieur. Chaque fois, aussi, il avait rebroussé chemin, soit parce qu'il risquait d'être surpris, soit, le plus souvent, en raison d'une appréhension confuse qu'il ne parvenait pas à dissiper.
          Un jour, pourtant, alors qu'il lui restait deux marches à gravir et qu'il se sentait petit à petit envahi par l'irrésistible envie de revenir sur ses pas, il avait aperçu, juste en face, une porte laissée ouverte. Il avait immédiatement reconnu Nahslima, étendue, sans doute endormie ou peut-être seulement somnolente. Il aurait encore pu reculer. Il avait eu, en une fraction de seconde, l'impression que sa vie se jouerait ici.
          Il était entré doucement, sans bruit, dans la chambre, s'était arrêté quelques secondes près de la table sur laquelle quelqu'un, sans doute Simon, avait déposé un petit bouquet de fleurs sauvages.
          Puis, il s'était approché du lit, ne quittant pas la jeune femme des yeux. Ce visage, qu'il connaissait pourtant par cœur depuis qu'elle était enfant, qu'il avait vu, presque chaque jour, se transformer pour devenir ce qu'il était aujourd'hui, l'avait une fois de plus impressionné par sa beauté. Il était resté un long moment à l'observer, presque recueilli, totalement ému.
          Comment endiguer ce torrent d'amour qui le submergeait, pourquoi échapper à cette fatalité, par quel renoncement absurde et définitif faudrait-il passer pour accepter la réalité, tenter de se convaincre que Nahslima n'aimait que Simon, que Nahslima n'aimerait que Simon ?
          Il s'était mis à chuchoter : « Nahslima, je hais ce moment et pourtant, je ne voudrais pas être ailleurs qu'ici, devant toi. Je te demande pardon de profiter de ton sommeil pour te dire ce que tu ne souhaiterais pas entendre éveillée. Je ne peux pas vivre sans toi. Ne me chasse pas de ta vie. J'ai besoin de ton regard, de ton sourire, des mouvements de ton corps, j'ai besoin de toi. Toujours ! »


          Dans cet appartement, tout en haut de la cage d'escalier B de l'ancien Hôpital Saint-Charles, il était resté un long moment à serrer tendrement Nahslima dans ses bras, les yeux fermés, retenant son souffle, tandis que la soprano terminait son solo par « Ich will euch wiedersehen », « Je veux vous revoir », et les chœurs l'accompagnant « Ich will euch trösten », « Je veux vous consoler ».

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